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Le professeur Marc Chevrier se demande pourquoi les indépendantistes participent aux élections fédérales
Photo: Paul Chiasson La Presse canadienne |
Le grand jeu électoral fédéral arrive à terme aujourd’hui, lundi. Et l’intrigante question se pose encore avec la même acuité : pourquoi les indépendantistes québécois votent-ils aux élections canadiennes ? Pourquoi les souverainistes jouent-ils ce jeu en votant bien sûr, mais aussi avec leur propre équipe réputée telle, celle du Bloc, qui va ensuite à Ottawa y respecter toutes les règles du tournoi politique ?
L’ancien-nouveau capitaine sécessionniste, Gilles Duceppe, a passé deux décennies aux Communes, condamné à l’opposition à perpétuité. Il veut y retourner avec sa pension annuelle du gouvernement canadien de 150 000 $. Pourquoi ?
« Le souverainisme québécois a clairement opté pour la légitimation de l’État canadien, et ce, même si, pendant plusieurs élections fédérales, une partie du vote indépendantiste s’est portée sur un parti souverainiste », écrit le professeur de théorie politique de l’UQAM Marc Chevrier dans un article diffusé depuis quelques jours sur le site de l’encyclopédie l’agora.qc.ca. « Car même si un électeur indépendantiste croit agir conformément à ses convictions en donnant son suffrage à un tel parti, il n’empêche que, par sa participation au scrutin fédéral, il en reconnaît la pertinence, l’importance et la valeur. Il donne à l’État fédéral canadien ce qu’il a de plus précieux : la légitimité. »
Le texte s’intitule La double allégeance de l’électeur souverainiste ou l’hypothèse du bluff électoral québécois. Son auteur explique que son sujet le taraudait depuis un certain temps.
« Je ne m’étais jamais exprimé publiquement sur ce sujet, qui me semble comme un angle mort, explique le professeur en entrevue. Mon point de vue est compréhensif. Ce n’est pas un texte militant. Les gens pourront l’interpréter ainsi, mais ce n’est pas son but. Je me place du point de vue d’un politologue qui essaie de comprendre un comportement électoral qui s’est finalement institutionnalisé ici. »
Ici comme ailleurs, en fait. Le texte comparativiste s’intéresse à des stratégies étrangères, en Catalogne, en Écosse, en Irlande. L’ancêtre irlandais du bloquisme parlementaire jouait autrement plus vilainement. À la fin du XIXe siècle, le parti parlementaire irlandais remportait la grande majorité des sièges de l’Eire au point d’empêcher la formation de gouvernements majoritaires à Londres. Ses députés usaient et abusaient de l’obstruction parlementaire en prononçant des discours-fleuves sans rapport, en lisant des livres de la Bible par exemple.
Le souverainiste et son double
Ailleurs comme ici, le dilemme de l’électeur indépendantiste revient toujours à se demander où se porte son allégeance, vers quels idéaux. Doit-il voter selon ses convictions profondes et choisir un parti souverainiste ? Doit-il mettre de côté cette option constitutionnelle au profit d’opinions sur d’autres problèmes sociaux, économiques, écologiques... ?
Doit-il même voter ? L’article ouvre sur le « fait étrange » du comportement électoral lui-même. Le politologue note qu’on pourrait s’attendre à un faible taux de participation des électeurs québécois aux scrutins fédéraux. Or, le Québec ne vote pas moins que les autres provinces, et les électeurs plus ou moins séparatistes ne semblent pas s’abstenir.
« L’électeur aux convictions souverainistes est un “client” électoral comme les autres, dont les partis politiques, peu importe leur orientation canadianiste ou souverainiste, peuvent se disputer le suffrage à l’envi, note M. Chevrier. […] Il ne semble même pas que la présence du Bloc y change grand-chose. Ce qui m’amène à poser la question : pourquoi les électeurs souverainistes vont-ils voter à des élections qui servent à légitimer l’État dont ils veulent par ailleurs sortir ? Pourquoi voter pour un parti qui se consacre à l’indépendance du Québec mais à Ottawa et qui joue parfaitement le jeu du parlementarisme fédéral canadien, qui se comporte en loyal sujet de Sa Majesté, sans cause d’obstruction ou de ralentissement des affaires, qui joue même un rôle constructif en disant sans cesse comment améliorer les politiques fédérales. C’est ce qui s’appelle faire de l’intégration. »
Le politologue revient alors sur la signification du vote en démocratie. Le passage à l’urne exprime une préférence subjective, mais a aussi et surtout pour fonction de légitimer le pouvoir, de lui conférer la légitimité nécessaire pour gouverner, selon une position chère à l’historien italien Guglielmo Ferrero (1871-1942).
En entrevue, le théoricien ajoute un lien vers la pensée d’Hegel (1770-1831). « Pour lui, l’État est une sorte de totalité où la liberté humaine trouve sa plus grande expression en la conciliant avec des institutions objectives. Dans notre cas, le principe de l’État canadien a cette force et cette profondeur prodigieuses de laisser s’accomplir le principe de la liberté politique personnelle des Québécois jusqu’à son extrême le plus abouti. Dans ce sens qu’il permet d’exprimer leur préférence pour l’indépendance dans le cadre des institutions canadiennes. Cette pratique donne à ces préférences une réalité objective qui se concilie avec le fonctionnement de l’État canadien. »
La grande mystification
Toutes ces réflexions débouchent finalement sur l’hypothèse la plus forte et la plus dérangeante de l’analyse concernant ce qui se joue là, dans cette schizophrène double fidélité. Cette hypothèse se ramène à une dernière question exprimée simplement dans le texte : l’indépendantisme québécois tient-il du bluff ?
« Beaucoup pensent que les souverainistes à Québec comme à Ottawa bluffent, explique Marc Chevrier. Que des canadianistes et des fédéralistes le disent, ce n’est pas une surprise. Je cite Trudeau à la fin de mon article et Brian Lee Crawley, proche des conservateurs. Mais certains indépendantistes commencent à le penser aussi, dont le philosophe Christian Saint-Germain. »
Voici l’extrait : « Le discours nationaliste québécois carbure à la mystification », écrit M. Saint-Germain dans L’avenir du bluff québécois (Liber) paru cette année. « Une classe politique issue de la Révolution tranquille ergote et vitupère depuis cinquante ans contre le fédéralisme canadien. Elle a su dévoyer l’impulsion nationaliste et la faire servir à chacun de ses intérêts ponctuels. L’exercice de cette domination de classe apparemment tourné vers l’émancipation du peuple n’a pas conduit à l’exaltation du patriotisme ni à une meilleure connaissance du Québec ou de la langue française. »
Marc Chevrier donne l’exemple du débat autour du niqab. Il a été frappé par la réaction de plusieurs souverainistes « chroniqueurs dans les journaux, dit-il, on les connaît », qui se sont scandalisés du multiculturalisme et d’autres travers réputés canadian.
« Ce qui me frappe, c’est que leur réaction témoigne du fait que pour eux, finalement, l’arène fédérale est celle où doit se réaliser leur conception de la citoyenneté, de la liberté politique conciliée avec la liberté religieuse. Au fond, c’est comme si le Canada leur importait encore beaucoup au point d’exiger que les élections fédérales se déroulent conformément à leur vision de la citoyenneté. Au fond, peu importe ce qu’ils pensent, c’est comme s’ils étaient encore attachés éthiquement et politiquement à l’arène fédérale parce que, justement, elle est l’arène où s’exprime encore la démocratie. C’est comme si, finalement, la démocratie était plus à Ottawa qu’à Québec. »
Reprenons la question une dernière fois : pourquoi les indépendantistes québécois votent-ils aux élections canadiennes ?