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jeudi, mars 08, 2018

Des médecins malades de l’argent

Photo: iStock
Le rapport des médecins spécialistes à l’argent devrait être remis en question, selon l’auteur.

Yves Gingras

Professeur à l’Université du Québec à Montréal
L'annonce par le gouvernement du Québec d’une « entente » salariale avec les médecins spécialistes a fait couler beaucoup d’encre exprimant indignation, consternation et même révolte devant ce que le sociologue Philippe Steiner a appelé Les rémunérations obscènes (Zones, 2011). On ne peut cependant se satisfaire de l’idée simpliste (et fausse) d’une soi-disant demande légitime de « parité salariale canadienne » quand on sait la différence énorme du coût de la vie entre Montréal, Toronto et Vancouver. Le problème est donc plus profond.
Le temps est en effet venu de se demander quel remède on pourrait apporter à ce qu’il faut bien appeler la psychopathologie de l’argent. Parlant de « cette maudite race humaine », Mark Twain disait avoir « conscience que bien des hommes ayant amassé plus de millions qu’ils n’en pourraient jamais en dépenser montraient un appétit féroce pour plus d’argent encore et n’avaient aucun scrupule à tromper les ignorants et les démunis en piochant dans leurs maigres rations pour assouvir un peu cette faim ». Cela ressemble fort à nos spécialistes qui pigent dans les fonds publics alors même que le gouvernement peine à réparer des écoles qui tombent en ruine et à mieux traiter les infirmières épuisées…
À la même époque, le sociologue allemand Georg Simmel s’est lui aussi intéressé à la place occupée par l’argent dans la culture moderne et publia, en 1900, son grand ouvrage consacré à la Philosophie de l’argent. Il a observé que « l’argent, simple moyen n’ayant manifestement aucune utilité pour lui-même », devient de plus en plus une « fin ultime des aspirations humaines ». La possession d’argent est ainsi « pour un nombre incalculable de nos contemporains le but propre et ultime de leurs aspirations, le but au-delà duquel ils ne se posent aucune question ». La fixation sur l’argent comme ultime mesure de toute valeur affecte même la signification accordée aux choses et aux relations humaines au point, selon Simmel, que le désabusement des classes sociales prospères « n’est que l’effet psychologique de cet état de fait ». De par son caractère indifférencié et abstrait, l’argent facilite même le laxisme et la fraude. Comme l’écrit encore Simmel, des personnes par ailleurs honorables sont plus enclines à se comporter « de manière plus louche dans de pures affaires d’argent que lorsqu’il s’agit de faire quelque chose de douteux éthiquement dans d’autres relations ».
La quête démesurée de plus d’argent est donc bel et bien une pathologie moderne que les psychologues et psychiatres devraient traiter. Ces derniers ont d’ailleurs mis en évidence une relation significative entre les très hauts revenus et une certaine tendance paranoïaque, de même que le fait d’avoir des valeurs très matérialistes diminue les capacités relationnelles et engendre plus d’émotions négatives. Il est aussi connu qu’au-delà d’un certain seuil, plus d’argent ne rend pas plus heureux et diminue même la capacité de jouir de menus plaisirs.

Yves Gingras

Professeur à l’Université du Québec à Montréal
Relire Galien…
Les futurs médecins et spécialistes obsédés par l’argent devraient lire (je n’ose dire « relire »…) leur ancêtre Galien, qui écrivait dans son traité de philosophie morale Ne pas se chagriner que celui qui ne possède qu’un champ de terre et le perd se retrouve complètement sans ressource et peu à bon droit se chagriner, « mais si quelqu’un en perd un sur les quatre qu’il avait, il se trouvera à égalité avec ceux qui en possédaient trois dès le début » et n’a donc aucune raison de se plaindre, car s’il examine « les champs qui suffisent à ses dépenses personnelles, il supportera sans souci la perte du superflu ». Autrement, il ne supportera pas de voir d’autres gens en posséder plus que lui et se sentira toujours pauvre, son « désir restant inassouvi ». Il devrait donc, selon le bon conseil stoïcien de Galien, « cesser d’examiner continuellement combien de champs possède » son voisin et se contenter de ce qui lui suffit déjà amplement.
Je propose donc l’annulation pure et simple de l’entente signée avec les médecins spécialistes, annulation pleinement justifiée socialement, nonobstant les propos de nos médecins premier ministre et ministre de la Santé, tous deux spécialistes… des sophismes.
En échange, cependant, le gouvernement devra mettre de côté une partie des sommes ainsi épargnées pour payer le traitement psychologique des spécialistes qui, se croyant injustement traités, subiront des souffrances du fait de ce petit sevrage pécuniaire. Une autre partie devrait être investie dans un projet de recherche sociologique analysant la formation que les universités offrent à ces médecins. Car la question se pose : quel discours éthique et quel sens de responsabilité sociale les professeurs mettent-ils en avant dans les cours qu’ils dispensent aux futurs spécialistes ? Ces derniers croient-ils que tout leur est dû parce qu’ils ont brillé sur le plan scolaire ? Réalisent-ils la spécificité de la profession médicale au-delà du fait que c’est un monopole lucratif ? Croient-ils que le fait de « sauver des vies » — comme ils disent — justifie des salaires au-delà de la capacité de payer des citoyens ? C’est donc à l’idéologie sous-jacente aux demandes des médecins spécialistes qu’il est temps de s’attaquer, idéologie selon laquelle c’est l’argent et non pas la personne, comme le croyait Protagoras, qui est la mesure de toute chose.

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