Les dénonciations publiques illustrent les limites du système, déplore le bâtonnier du Québec
20 octobre 2017 |Isabelle Paré | Justice
Photo: Annik MH de Carufel Le Devoir |
Loin de condamner la vague d’allégations d’agressions sexuelles qui se multiplient sur les réseaux sociaux, le bâtonnier du Québec, Me Paul-Matthieu Grondin, estime que le phénomène traduit le « manque de souplesse » du système de justice et illustre l’urgence de procéder à des changements de fond pour mieux aider les victimes.
Alors que le Québec tout entier est encore ébranlé par l’ampleur de la réaction sur les réseaux sociaux enclenchée par le mouvement #MeToo, notamment par les révélations accablantes visant les personnalités publiques Gilbert Rozon et Éric Salvail, le bâtonnier du Québec s’est dit jeudi bouleversé par ces événements.
Interrogé pour savoir si ces condamnations publiques ne constituaient pas, selon lui, une forme de « tribunal populaire parallèle » au système de justice, susceptible de mener à des dénis de justice, Me Grondin a dit éprouver une très grande compassion à l’endroit des victimes.
On fait face à de nouvelles forces qui contournent les institutions traditionnelles pour faire valoir leurs droits
Diane Pacom, sociologue à l’Université d’Ottawa
Un système trop « rigide »
« Personne ne trouve la situation idéale. C’est une question complexe, mais on ne peut condamner la façon de faire des victimes d’agressions, car il y a en ce moment des processus qui sont tout à fait insatisfaisants », a-t-il tranché.
Devant cette forme de justice « citoyenne » qui remet plus que jamais en question l’efficacité du système judiciaire, le bâtonnier va plus loin et affirme que le système de justice est devenu « trop rigide » et visiblement incapable de répondre aux besoins des nombreuses victimes d’agressions sexuelles.
« Il y a une discussion sociétale plus large à avoir sur cette question. Pour l’instant, le système offre peu de souplesse aux victimes », affirme le représentant du Barreau du Québec.
Même si ces dénonciations publiques pourraient mener à des dérapages, Me Grondin estime que les révélations qui se multiplient sur les réseaux sociaux ne sont pas pires que celles faites dans des lettres ouvertes ou sur les ondes des médias. « Oui, il y a toujours un risque que des procès se fassent sur la place publique, mais dans ces cas, les gens visés disposent de recours en diffamation », dit-il.
Appelé à énumérer quelles mesures ont été prises ou devraient l’être par le ministère de la Justice pour faciliter le cheminement des plaintes et des poursuites, le bâtonnier du Québec répond que tout reste à faire, que les changements seront longs à réaliser et que les politiques adoptées ces dernières années sur le harcèlement sexuel au travail, notamment, ne vont pas assez loin.
« Il y a toute une réflexion à faire par l’ensemble des intervenants. Je n’ai pas de solution miracle à proposer aujourd’hui, mais on a mis cette discussion à l’intérieur de nos priorités. Tous les intervenants sont au courant de cette urgence. »
Pour la sociologue de l’Université d’Ottawa Diane Pacom, cette libération de la parole sur les réseaux sociaux en ce qui concerne les agressions sexuelles fait plus qu’illustrer les manquements du système de justice, elle est le symptôme d’un phénomène beaucoup plus large qui souffle sur l’époque et la société. À son avis, ce mouvement est l’écho d’une « nouvelle citoyenneté numérique » qui remet en cause toutes les institutions de la société, notamment celles associées aux lieux de pouvoir.
« On fait face à de nouvelles forces qui contournent les institutions traditionnelles pour faire valoir leurs droits. Les femmes, et d’autres groupes, s’approprient cet espace numérique en prenant des risques, car ce nouvel espace leur offre une possibilité de changement, un nouvel espace de pouvoir », affirme Mme Pacom.
De l’avis de la sociologue, ce mouvement social est le résultat de la convergence de trois phénomènes : la montée de cette nouvelle citoyenneté numérique, le pouvoir grandissant des femmes dans la société nord-américaine et l’érosion croissante de la confiance des citoyens dans les institutions traditionnelles, notamment le système de justice, le système policier, le pouvoir politique et les médias.
« Pour la première fois, des femmes se voient libres de dire des choses et de se rejoindre d’un bout à l’autre de la planète pour le faire. Le numérique est un nouvel espace politique que les femmes s’approprient, comme d’autres parties de la société civile. On va voir ce phénomène se produire dans bien d’autres secteurs de la société où les institutions sont contestées », croit la professeure, qui a étudié la façon dont la révolution numérique modifie les rapports sociaux.
Un ras-le-bol généralisé
En 2015, le mouvement #BeenRapedNeverReported, né dans la foulée de l’affaire Ghomeshi, avait galvanisé les femmes sur les réseaux sociaux et poussé plusieurs d’entre elles à sortir sur la place publique. Or l’issue du procès, qui s’était soldé par l’acquittement du présumé agresseur, avait accru davantage la méfiance des femmes à l’égard du pouvoir judiciaire et quant à la possibilité d’obtenir justice en cour.
« Il y a eu à ce moment un tel ras-le-bol des femmes et un tel scepticisme que nous assistons aujourd’hui à un ressac, à cette naissance d’un système parallèle, aux résultats immédiats, qui cherche à trouver sa voie », affirme la sociologue.
La rapidité de la réaction de divers acteurs de la société, notamment des employeurs, des compagnies, des diffuseurs et des commanditaires qui ont promptement retiré leur appui au Québec comme en France aux personnalités publiques visées par des allégations d’inconduite sexuelle, démontre que le seuil de tolérance face à de tels gestes a profondément changé.
« C’est le prélude à un changement profond, celui d’institutions qui devront s’adapter à cette révolution entraînée par le numérique. »
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