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lundi, mars 06, 2017

Du crucifix à la langue française: avoir les priorités à la bonne place

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Mathieu Bock-Coté
  La querelle du crucifix a pris beaucoup de place ces derniers jours dans l’actualité. Dénoncé, décroché, revendiqué et raccroché, il a excité les passions, un polémiste sans style ni profondeur conjuguant l’inculture et le fanatisme osant même reconnaître dans ses défenseurs une coalition réactionnaire en croisade au nom d’un Québec mythique. On connaît le mot célèbre: seule la bêtise peut nous donner un sentiment de l’illimité. Il suffit de rappeler que le passé catholique du Québec n’est pas intégralement condamnable pour se faire accuser par des esprits simplets qui lisent peu et mal de nostalgie réactionnaire. Sauf dans les marges idéologiques, on ne trouve pourtant pas de camp «national-catholique» ou traditionaliste au Québec. Et ce qu’on appelle à tort ou à raison le nationalisme conservateur n’est pas un nationalisme confessionnel mais historique. Il faudrait plutôt comprendre comment cette défense du crucifix s’inscrit dans une mutation identitaire plus profonde qui fait remonter à la surface notre vieux fond catholique, sans pour autant faire renaître de quelque manière le sentiment religieux.
Que cherchent à défendre ceux qui se portent à la défense du crucifix? De quoi le crucifix est-il le symbole, au-delà de sa signification religieuse? Ne représente-t-il pas la part traditionnelle enfouie de l’identité québécoise, refoulée au moment de la Révolution tranquille, mais qui ne s’est pas décomposée pour autant? Un peuple a une histoire, il la porte et elle le porte. Une identité est faite de plusieurs couches sédimentées. Les différentes dimensions qui la composent sont mises de l’avant selon les époques, et naturellement, certaines de ces dimensions s’effacent au point de disparaître, alors que de nouvelles s’ajoutent. Une identité n’est ni un bloc bétonné, ni un flux insaisissable. C’est une réalité historique qu’un peuple est toujours appelé à actualiser, sans pour autant céder à la tentation de la table-rase. Un peuple a droit à la continuité historique. Il se condamne à l’insignifiance s’il renie son héritage ou s’il se croit fils de rien. On ne décrète pas plus une identité qu’on ne peut l’abolir: cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas œuvrer à sa transformation. Il y a un art politique de l’entretien de la symbolique collective.
Les Québécois ont eu raison de se sentir heurtés par le décrochage injustifié du crucifix de l’hôpital Saint-Sacrement. Pour satisfaire le désir d’un seul individu, un administrateur zélé a heurté quelque chose d’intime pour plusieurs milliers de personnes. Ils y ont vu une marque d’ingratitude à une période de leur histoire où ils cherchent peut-être à ressaisir les couches les plus profondes et traditionnelles de leur identité, comme si un catholicisme patrimonial devenait aujourd’hui une valeur identitaire refuge. Dans un monde où les identités religieuses se présentent en bonne partie comme des identités civilisationnelles, à moins que ce ne soit l’inverse, on comprend que les peuples voient dans leurs traditions religieuses des composantes fortes de leur identité, même si celles-ci semblent religieusement mortes, ou du moins, agonisantes. Faut-il rappeler que le catholicisme nous a servi de médiation vers la civilisation occidentale et le vaste monde pendant plus d’un siècle? La culture religieuse d’un peuple n’est pas étrangère à son identité culturelle.
Il faut avoir une compréhension profonde de l’histoire du peuple québécois pour bien saisir les passions identitaires qui le traversent et le secouent. Le catholicisme représente un moment important de l’histoire du peuple québécois et il l’aura à jamais marqué. Ce moment, toutefois, est derrière nous et on ne voit pas de renaissance religieuse à l’horizon. En d’autres mots, le catholicisme s’est patrimonialisé. On le sait, le peuple québécois en est rendu aujourd’hui à plutôt chercher dans la laïcité un principe identitaire fort assurant quelque chose comme le sens du commun dans une société exagérément fragmentée et qui encourage cette fragmentation en sacralisant toutes les situations minoritaires prenant la pose victimaire. On ne voit pas trop pourquoi il faudrait séparer la question de la laïcité de celle de l’identité, dans la mesure où les deux sont intimement liées aujourd’hui. Et contrairement à ce qu’on dit, la réconciliation entre notre héritage catholique et une laïcité active n’est pas intenable : derrière le vocable trop souvent moqué de catho-laïcité, il y a un désir de synthèse identitaire parfaitement honorable. Chose certaine, la laïcité est notre horizon politique pour les années à venir.
Cela ne veut pas dire, toutefois, que la querelle du crucifix n’a pas été instrumentalisée par certains de ses protagonistes. Le gouvernement libéral, qui nous a habitué à la neurasthénie identitaire, s’est transformé en défenseur empressé du crucifix, comme si le sort de la nation en dépendait. Il prend ainsi à peu de frais la pose du défenseur de la vieille identité canadienne-française alors qu’il se fait un devoir de se soumettre aux préceptes du multiculturalisme canadien et tolère l’anglicisation de Montréal, au point même peut-être de l’encourager. C’est un peu comme si le Parti libéral croit qu’il lui suffit de brandir le crucifix de manière théâtrale pour se donner une crédibilité identitaire auprès de la frange du Québec francophone qui le soutient. Comment ne pas reconnaître là un grand cynisme? Le crucifix ne doit pas devenir une forme de symbole identitaire compensatoire qui monopolise nos esprits alors que le Québec, quoi qu’on en pense, est confronté à des urgences identitaires autrement plus grandes. Il faut avoir le sens des priorités et ne pas se laisser égarer par certains discours qui nous coupent de certaines réalités contemporaines.
Car c’est bien le risque qui est devant nous. Autant les Québécois s’emportent lorsqu’il est question du crucifix ou des accommodements raisonnables, qui sont les deux faces d’un même problème, autant ils se montrent indifférents lorsqu’il est question de l’avenir du français, surtout à Montréal, où il perd à la fois son statut et du terrain. Le crucifix nous excite mais la langue française nous fait bailler, et cela sans parler de la souveraineté qu’ils sont nombreux à enfermer dans le musée des idées décaties. Tout cela est à pleurer. Faut-il vraiment rappeler que la langue et la culture françaises représentent le noyau existentiel de l’identité québécoise? L’histoire du peuple québécois, pour peu qu’on l’inscrive dans la longue durée, poursuit l’aventure de ce qu’on a appelé un jour l’Amérique française. Le Québec comme entité politique incarne le fait français en Amérique, autrement que sur le mode résiduel de minorités condamnées à la survivance et à l’extinction culturelle inévitable ailleurs au Québec. C’est essentiellement à la défense du fait français que devraient se vouer ceux qui font du combat identitaire une part essentielle de leur combat politique.
Mais j’y reviens: c’est le fait français qui incarne la permanence identitaire dans notre histoire, la donnée non-négociable que nous ne saurions sacrifier sans nous renier intimement. C’est le fait français qui est sacré. C’est lui qui nous connecte de la manière la plus féconde à nos origines. Et nous serons fidèles à nos origines tant que nous nommerons et vivrons le monde en français. C’est le fait français qu’il faut défendre de la manière la plus intransigeante, en sachant qu’il s’accouplera avec des formes culturelles variées selon les époques. La langue n’est pas qu’un instrument de communication : c’est une culture, un univers mental, une littérature et dans notre cas, c’est une manière d’appartenir de manière bien singulière à la civilisation occidentale, à la manière d’une petite nation aux marches de l’empire américain, enracinée dans son continent tout en lui étant un peu étranger. Mais de quelle manière renouer avec ce nationalisme historique et linguistique alors que les Québécois croient de plus en plus que la modernité linguistique et la conquête du monde passent par l’anglais? Il faudra trouver une réponse à cette question dans les années à venir.