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jeudi, décembre 03, 2015

Mourir comme projet de société

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MATHIEU BOCK-CÔTÉ
MISE à JOUR 
Une chose doit d’abord être rappelée: ce n’est pas au Canada à dire au Québec quoi faire. Nous n’avons pas besoin de la tutelle fédérale pour nous encadrer et superviser notre démocratie. Nous n’avons pas besoin non plus du «despotisme éclairé» des juges. C’est pourtant la subordination de la démocratie québécoise au cadre canadien que vient de rappeler la Cour supérieure. Que nous prenions de bonnes ou de mauvaises décisions, l’essentiel est qu’il s’agisse des nôtres. Ce principe devrait aussi guider notre réflexion en ce qui a trait au suicide assisté ou comme on dit en novlangue, sur l’aide médicale à mourir. Théoriquement, cet article pourrait s’arrêter ici.
Cela dit, il n’en demeure pas moins qu’on peut réfléchir un instant sur l’enthousiasme étrange et peut-être même morbide autour du suicide assisté dans notre classe politique et médiatique. Comment expliquer l’unanimisme officiel autour du suicide assisté? J’ai souvent rappelé de quelle manière le débat entourant le suicide assisté avait été biaisé: on a célébré la grande consultation démocratique mais dans les faits, on a laissé les opposants dans les marges et on les a transformés en militants religieux emportés par une foi tyrannique. Mais il semble quand même y avoir une adhésion populaire à cette «réforme de civilisation».
On connait l’argument des partisans du suicide assisté: il humanise la fin de vie dans une société qui prolonge considérablement l’existence grâce au progrès médical. Chacun s’imagine aisément ses derniers jours écrasés par une souffrante terrifiante, où le suicide assisté devient la seule manière, paradoxalement, de reprendre en main sa vie, en décidant de quelle manière s’en délivrer. C’est pour cela qu’on parle de «mourir dans la dignité». Chacun veut garder cette carte dans son jeu pour éviter des souffrances atroces dans une vie qui n’aurait plus aucun sens. Au cas où, comme on dit. On peut comprendre.
Mais ce qui aurait pu être présenté comme une nécessité tragique, ou comme le prix moral à payer pour l’allongement quelquefois insensé de la vie, a plutôt été célébré à la manière d’un progrès social sans précédent qui méritait nos applaudissements. Comme si le «droit de mourir dans la dignité» était le plus important des droits de l’homme et qu’il consacrait véritablement l’autonomie de l’être humain. N’y a-t-il pas quelque chose d’orwellien à présenter comme des soins de fin de vie le fait de faire de la mise à mort d’un homme un soin médical parmi d’autres, aussi humaniste cette mise à mort soit-elle?
Dans une scène poignante de son roman La carte et le territoire, Michel Houellebecq a montré à quel point il y avait une forme de barbarie technocratique dans l’euthanasie. La mort, qui n’est pourtant pas un moment parmi d’autres dans la vie, est transformée en banalité médicale sans mystère ni profondeur existentielle. On a sous-estimé à quel point le suicide assisté représente une révolution anthropologique majeure et à quel point il heurte une certaine idée de l’humanité notamment alimentée par l’anthropologie chrétienne. Il est vrai qu’on ne veut plus entendre parler de cette dernière.
Au-delà de cela, n’y a-t-il pas quelque chose de sordide à s’enthousiasmer pour la mort, à la dissoudre dans la logique des droits, comme c’est le cas actuellement, et à l’inscrire ensuite dans la logique de l’État-providence? Ne devrait-il pas y avoir une forme de prudence philosophique devant l’euthanasie? Ne devrions-nous pas rencontrer ici quelque chose comme un interdit moral? À moins que la société québécoise ne soit à ce point enthousiasmée par tout ce qui se réclame de la modernité qu’elle ne croit plus nécessaire de poser certaines limites à ce désir de toute-puissance, qui pousse jusqu’à celui de l’autodestruction.
Je sais bien ce qu’on répondra: la loi québécoise est très strictement balisée. Elle ne permet pas le suicide assisté dans n’importe quelle situation. Nos parlementaires ont tout fait ce qu’ils pouvaient pour faire du suicide assisté une exception. Mais la loi n’est toutefois pas à l’abri des dérives. À terme, on peut s’attendre à une extension du domaine de la souffrance donnant droit au suicide assisté. Mais on devrait quand même se rappeler que cette loi est peut-être elle-même une dérive tant elle repose sur une transgression grave du caractère sacré de la vie humaine. À moins que cette idée aussi ne soit qu’une vieillerie.
Cela ne veut pas dire que le suicide assisté est en lui-même toujours condamnable. Il est même parfaitement compréhensible dans certaines circonstances. Mais ne devrait-il pas demeurer derrière un voile d’ombre? Certaines choses, pour demeurer légitime, doivent demeurer absolument exceptionnelles ou du moins, ne pas recevoir la reconnaissance du droit et de la morale publique. Il est vrai qu’une telle idée entre en contradiction avec l’exigence contemporaine de la transparence absolue, mais c’est peut-être cette dernière qu’il faudrait questionner.
J’y reviens car la chose est importante: ce n’est pas aux autorités canadiennes à nous faire la leçon et à tenir la bride à l’Assemblée nationale. Les réserves que j’exprime ici s’inscrivent entièrement dans le cadre de la démocratie québécoise. Mais nous n’avons pas fini d’examiner la signification culturelle et même philosophique de cet étrange droit qu’a reconnu la société québécoise, et qui en dit beaucoup sur le nihilisme dans lequel nous croyons apercevoir le visage du progrès.