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Publié le 27 octobre 2015 à 05h00 | Mis à jour à 08h05
Marie-Claude Tremblay et Sophie Perron, qui travaillaient occasionnellement comme danseuses au Nid Condor, ont péri dans l'incendie de l'établissement.
Publié le 27 octobre 2015 à 05h00 | Mis à jour à 08h05
PHOTO RICHARD CHAGNON, ARCHIVES LA VOIX DE L'EST |
Marie-Claude Tremblay et Sophie Perron, qui travaillaient occasionnellement comme danseuses au Nid Condor, ont péri dans l'incendie de l'établissement.
C'était un des secrets honteux de l'histoire des Hells Angels au Québec. Il a failli sombrer dans l'oubli lorsque le procès SharQc a avorté. Selon le délateur Sylvain Boulanger, les motards ont tué par erreur deux innocentes jeunes femmes dans le cadre d'une campagne de terreur dans les débits de boissons. L'une était mère d'une petite fille; l'autre, enceinte de son premier enfant.
Pendant des années, l'affaire a été considérée comme un accident. Jusqu'à aujourd'hui, personne n'avait raconté l'histoire de Marie-Claude Tremblay et Sophie Perron.
Sylvain Boulanger a abordé le sujet dans ses déclarations aux policiers qui préparaient l'opération SharQc, la plus vaste opération anti-motards menée au Canada.
La majorité des accusés dans cette affaire ont plaidé coupable à une accusation de complot de meurtre en échange de l'abandon des accusations les plus graves. Cinq autres subissaient leur procès pour meurtre depuis août, mais ont bénéficié d'un arrêt des procédures le 9 octobre en raison d'un «grave abus» commis par la poursuite.
La preuve reposait en grande partie sur les aveux de l'ancien membre des Hells Sylvain Boulanger, que La Presse a obtenus et qui peuvent maintenant être publiés.
Contre les «vendeux de dope»
En 1994, l'empire criminel des Hells était en pleine expansion. Le club forçait les propriétaires de bars à accepter leurs revendeurs de stupéfiants dans leur établissement.
Or, le gestionnaire du Nid Condor, un bar de danseuses nues sur la route 112, dans ce qu'on appelait à l'époque le Canton de Granby, leur résistait. « Les propriétaires n'aimaient pas les vendeux de dope», et ils «n'aimaient pas les patchs», a affirmé sous serment Sylvain Boulanger.
Les rapports de police et les articles dans les médias d'époque confirment que l'endroit n'était pas un repaire de criminels.
L'ancien gérant et portier de l'endroit, Gilles Laramée, l'a réitéré hier lorsque joint par La Presse.
«Je tenais ça serré. La police venait faire son tour une fois par semaine et ne trouvait pas de problèmes. Je savais que quand les gars viennent et qu'ils gèlent les filles, ça ne va pas bien!», a lancé le retraité de 81 ans.
Le délateur Boulanger affirme que le problème d'accès des revendeurs de drogue au Nid Condor a été discuté chez des Hells de Sherbrooke à l'initiative de Bruno Dumas, un membre mort aujourd'hui. La décision a été prise de brûler l'établissement.
«Malin (surnom de l'influent Hells sherbrookois Guy Rodrigue) a tout le temps dit: "Quand tu as un problème dans un bar, tu mets le feu ou tu tues le propriétaire"», se rappelle Boulanger.
Stéphane Maheu, qui était chargé de gérer le marché granbyen des stupéfiants chez les Hells, aurait été chargé de l'attentat.
Nuit funeste
Marie-Claude Tremblay, 20 ans, et Sophie Perron, 21 ans, travaillaient occasionnellement comme danseuses au Nid Condor. Les deux colocataires, qui habitaient un petit appartement du quartier Saint-Henri à Montréal, devaient passer la nuit dans les chambres de motel adjacentes au bar une fois la soirée terminée. La première était mère d'une petite fille. La seconde était enceinte d'une douzaine de semaines.
Les deux amies se sont couchées vers deux heures du matin. Gilles Laramée a fermé son bar, vérifié que les jeunes femmes allaient bien et a pris le chemin de son domicile.
Vers 3h45, les services d'urgence du coin ont reçu un appel au 9-1-1 pour les avertir qu'un incendie faisait rage. Environ 35 pompiers sont accourus sur les lieux. La dépouille de Marie-Claude Tremblay a été trouvée couchée par terre, entre les deux lits de la chambre numéro 2. Quant au corps calciné de Sophie Perron, on l'a découvert dans la chambre numéro 1.
Le coroner Jean Brochu a noté dans ses rapports que les deux victimes étaient mortes d'une intoxication au monoxyde de carbone pendant l'incendie. En l'absence de preuve contraire, il a conclu à deux morts «accidentelles».
«Des expertises pratiquées sur les ruines calcinées n'ont pas pu déterminer de causes précises à cet incendie. Aucune négligence du propriétaire ou des occupants n'a pu être démontrée», avait-il écrit dans les documents obtenus par La Presse.
Les médias avaient relayé ces conclusions. «On se perd en conjectures» sur la cause du drame, écrivait La Presse le lendemain du sinistre.
Gilles Laramée, lui, avait toujours eu des doutes. «Je n'ai jamais cru à un accident. Les filles étaient couchées, elles dormaient quand je suis parti. Et en 45 minutes, il y aurait eu tout ce dégât?», lance-t-il avec suspicion.
Dans son récit filmé par la Sûreté du Québec, le délateur Boulanger raconte que plusieurs personnes soupçonnaient les Hells d'être mêlés à cette affaire. Mais peu d'entre eux auraient osé parler.
«C'est pas tout le monde qui parle avec la police. Souvent les gens ont peur de dire des choses, peur des représailles», a-t-il expliqué.
Il affirme aussi que «le monde était un peu à bout» parce que la vengeance des anges de l'enfer avait fait «une innocente victime» [il oublie la deuxième victime dans son témoignage].
Boulanger affirme que lui et au moins un autre membre ont rassuré Maheu, chargé d'exécuter l'attentat, en lui disant que ce n'était «pas grave», «pas de sa faute», «pas prévu». Maheu avait l'air «soulagé» d'entendre ces paroles.
«Veut, veut pas, tu l'as un peu sur la conscience. Il a probablement eu peur qu'on soit en crisse. Je voulais le rassurer, en voulant dire: "On te tuera pas pour ça, tsé"», a relaté Boulanger.
Les allégations de Boulanger n'ont pas été testées en cour, vu la tournure qu'a prise le dossier SharQc. Stéphane Maheu a plaidé coupable à une accusation réduite de complot pour meurtre et écopé de 18 ans de prison, ne reconnaissant aucun autre crime.
L'ancien gérant Gilles Laramée dit ne jamais avoir eu de nouvelles de la SQ sur l'incendie de son bar. Le souvenir de la mort des deux jeunes femmes est encore vif chez lui. «Ça m'avait donné un méchant coup dans les reins. On apprenait à les connaître... J'ai toujours dit qu'il fallait bien traiter les filles», dit-il.
- Avec la collaboration de Daniel Renaud et Caroline Touzin