Mise à jour le samedi 21 novembre 2015 à 8 h 47 HNE
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Un combattant brandit le drapeau du groupe armé État islamique. Photo : Presse canadienne |
Le groupe armé État islamique (EI) aurait des revenus de 500 millions de dollars à 2 milliards de dollars par année. Comment s'y prend-il pour recueillir de telles sommes? Et pourquoi la coalition internationale n'arrive-t-elle pas à réduire son enrichissement?
Entrevue avec Thomas Juneau, professeur à l'École supérieure d'affaires publiques et internationales de l'Université d'Ottawa, qui a longtemps travaillé au ministère canadien de la Défense nationale comme analyste stratégique sur le Moyen-Orient.
D'où l'État islamique tire-t-il son argent?
Un bon morceau vient du pétrole. Dans le territoire que l'EI contrôle, il y a des puits, surtout du côté syrien, mais aussi du côté irakien. Il a réussi à s'allier un nombre suffisant de techniciens pour pouvoir les faire fonctionner. C'est là qu'on voit que ce n'est pas juste un groupe terroriste, mais aussi une organisation avec un appareil administratif élaboré. Ça représente des dizaines de millions de dollars américains de revenus par mois.
Comment les djihadistes s'y prennent-ils pour écouler leur stock?
Ce qui est paradoxal - pour ne pas dire tragique -, c'est qu'un des clients principaux de l'État islamique est le régime Assad en Syrie. Souvent, ce n'est pas le gouvernement central à Damas, mais des commandants sur le terrain, qui opèrent de façon presque autonome et qui ont besoin de pétrole. Il y a aussi beaucoup de contrebande vers la Turquie, à travers des intermédiaires clandestins plus ou moins criminels.
Des documents budgétaires de l'État islamique, qui ont été publiés par certains médias, semblent indiquer que le groupe tire plutôt 70 % de ses revenus de la confiscation de biens et de la taxation de la population. C'est contradictoire.
C'est un chiffre qui circule, mais selon moi, le pétrole représente à peu près la moitié des revenus de l'État islamique. Dans l'autre moitié, il y a les taxes locales, l'extorsion et les demandes de rançons pour des ressortissants étrangers, notamment. Plusieurs pays européens embarquent, ce qui a permis à l'EI de récolter des dizaines de millions de dollars américains depuis que le groupe existe. L'État islamique a aussi une organisation qui collecte des taxes localement. C'est également une organisation criminelle, donc il y a des rackets de protection. C'est du chantage. Ils disent : « On va vous protéger et, en échange, donnez-nous de l'argent. Sinon, on ne vous protège pas et on va nous-mêmes vous menacer ».
Comment fonctionne la perception des taxes?
L'EI a pris le contrôle des administrations municipales, surtout dans quelques grandes villes irakiennes, en gardant en poste les fonctionnaires. Au sein de ces administrations, il y a les organisations de perceptions de taxes, et l'EI les a encouragés à ce que ça continue. En échange, ils fournissent des services, comme la collecte de déchets. C'est dans le modèle d'affaires de l'EI.
On entend que les fonctionnaires doivent donner jusqu'à 50 % de leur salaire. Est-ce vrai?
Dans certaines portions de l'Irak, les fonctionnaires continuent d'être payés par Bagdad. C'était une façon de maintenir la fiction que le gouvernement irakien était encore présent. L'État islamique collecte effectivement un pourcentage de ce salaire, mais c'est très difficile de dire combien. Un cas anecdotique faisait état de 10 %.
L'agriculture est également taxée?
Oui, et j'ai déjà lu que l'EI confisquait certaines portions de la production agricole pour la revendre. Mais on ne sait pas si c'est systématique.
On a beaucoup parlé de pillages dans les régions où l'EI a pris le contrôle.
Le pillage a été et demeure important, mais il sera de moins en moins vu que l'EI prend très peu de nouveau territoire. Quand il a pris Mossoul [en Irak] l'an dernier, on a dit un peu partout qu'ils avaient dérobé 400 millions de dollars américains dans la banque centrale. Ce chiffre n'a jamais été confirmé, mais ils auraient volé un certain montant.
L'EI a aussi pillé les propriétés du gouvernement, y compris les bases militaires. Dans le nord-ouest de l'Irak, des bases ont été abandonnées. Il y avait là des véhicules blindés, des munitions, énormément d'arsenaux de l'armée irakienne, qui avaient souvent été fournis par les États-Unis dans les années précédentes et qui ont été saisis par le groupe. Il a aussi pillé des propriétés d'officiels des régimes irakiens et syriens. Ce sont des individus assez corrompus qui avaient de l'argent.
Et les œuvres d'art?
Le site archéologique de Palmyre en Syrie a été pris d'assaut par le groupe armé EI en mai dernier. Photo : iStock |
On parle plus d'artéfacts historiques. L'EI a pris le contrôle de plusieurs musées, de sites archéologiques et il contrôle des réseaux de contrebandes. Les artéfacts se retrouvent sur le marché noir autour du monde. Les chiffres sont extrêmement contradictoires. On parle de quelques dizaines de millions à plusieurs dizaines de millions de dollars américains ces trois dernières années. De plus en plus, il y a des efforts internationaux pour bloquer ces initiatives.
On peut donc conclure que le groupe armé État islamique est très riche?
Pas vraiment. Leurs revenus annuels se situent entre 500 millions et 2 milliards. C'est beaucoup d'argent, mais l'armée de l'EI compte près de 100 000 combattants - avec la logistique, le soutien, les cuisiniers, etc. - qui sont tous payés, et bien payés. La raison pour laquelle l'EI a un peu de succès, c'est qu'il paye mieux que le gouvernement irakien.
Le groupe essaie aussi d'agir comme un État, donc il maintient un minimum de service dans la région qu'il contrôle, où il y a très vaguement 10 millions de personnes. Fournir des services, la collecte de vidange, l'entretien de l'équipement, tout ça coute cher. Cinq cents millions à 2 milliards de dollars américains de revenus pour maintenir ce niveau d'opération, ce n'est pas de trop.
Est-ce que l'ÉI est le groupe terroriste le plus riche de l'histoire? Oui, dans un sens étroit. Et non, dans le sens qu'ils ont de grands besoins opérationnels. Des besoins largement supérieurs à ce qu'aucun autre groupe terroriste n'a jamais eu dans l'histoire. Donc ils ne sont pas riches.
Alors, pourquoi la coalition internationale ne tente-t-elle pas de leur couper les vivres rapidement, en bombardant les puits de pétrole par exemple?
La stratégie américaine est de faire très attention pour éviter les victimes civiles et ne pas endommager les infrastructures économiques nécessaires à la reconstruction post-État islamique. Leur calcul est que si l'on tue des civils, on précipite encore plus les populations sunnites dans les bras de l'EI.
Aussi, ils se disent que si l'EI s'effondre ou est vaincu et qu'après, il y a un vide institutionnel, économique et social, on n'est pas plus avancé. Je suis complètement d'accord, vaut mieux être patient.
Mais, il y a quelques jours, les États-Unis ont bombardé un convoi de camions de pétrole qui allait être vendu. Bombarder des convois de camion, ça veut dire des dizaines et de dizaines de chauffeurs morts, qui ne sont pas des membres de l'EI. Ce qui semble être arrivé, c'est que les États-Unis auraient inondé le convoi de dépliants disant « sortez tout de suite », afin d'éviter de faire des victimes civiles. On verra si la stratégie change.
Est-ce dire qu'il n'y a rien à faire?
On ne peut rien faire qui représente un coup d'éclat visible. Mais pour tout ce qui est la contrebande d'artéfacts historiques, du pétrole et plusieurs autres sources de financement par des transferts bancaires illicites, il y a des choses qu'on peut faire. C'est un combat extrêmement complexe et lent de fouiller dans des transactions bancaires, qui ne mène pas à un succès éclatant comme éradiquer un convoi de camions. Mais ce combat se poursuit et progresse, même si ça progresse très lentement.