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31 mars 2016 |Michel David
L’unanimité du concert de louanges qu’a provoqué la mort tragique de Jean Lapierre ne lui ressemble pas. Il aurait été le premier à y mettre quelques bémols.
Malgré le choc causé par cet épouvantable drame et le caractère indéniablement attachant de l’homme, le sens critique qu’il se faisait un devoir d’exercer dans ses commentaires sur la classe politique doit aussi prévaloir dans l’examen de son parcours sinueux, qu’on pourrait facilement prendre pour de l’opportunisme.
J’ai rencontré le jeune député libéral de Shefford pour la première fois sur une plage de la baie des Chaleurs durant l’été 1979, alors que Le Soleil m’avait affecté à la couverture d’un colloque camping des jeunes libéraux fédéraux, organisé par son collègue de Bonaventure–Îles-de-la-Madeleine, Rémi Bujold.
Cet été-là, l’avenir politique du Québec semblait bien incertain. Après la défaite libérale de mai 1979, Pierre Elliott Trudeau avait annoncé son départ, mais il n’avait pas encore été remplacé. On ne connaissait pas la date du référendum que projetait le gouvernement Lévesque, mais cela ne pouvait pas tarder beaucoup et le gouvernement conservateur minoritaire de Joe Clark ne comptait que deux députés au Québec. Sa chute inopinée en décembre de la même année et le retour inattendu de Trudeau allaient bouleverser le cours des choses.
Au coin du feu, Lapierre avait l’âme nationaliste, mais il n’a pas protesté l’année suivante contre les fausses promesses faites par Trudeau durant la campagne référendaire ni contre la « nuit des longs couteaux » et le rapatriement unilatéral de la Constitution. Des 74 députés libéraux du Québec à la Chambre des communes, Louis Duclos (Montmorency) a été le seul à oser voter contre le rapatriement, au risque de compromettre sa carrière.
Certes, Lapierre a appuyé l’accord du lac Meech en 1987, mais c’était aussi la position du chef du parti, John Turner. Les moutons noirs étaient plutôt ceux qui s’y opposaient, à l’instigation de Trudeau et de son principal homme de main, Jean Chrétien, alors réfugié sur Bay Street.
En 1990, il s’est dit trop fier pour s’associer à Chrétien. C’était tout à son honneur, mais après choisi le camp de Paul Martin lors de la course à la succession de Turner, son avenir paraissait bien sombre avec le nouveau chef.
C’est avec la bénédiction de Robert Bourassa qu’il s’est joint à Lucien Bouchard pour fonder le Bloc québécois. L’ancien premier ministre, qui ne voulait surtout pas voir le nouveau héros des nationalistes débarquer à Québec, misait sur la présence d’un parti souverainiste à Ottawa pour forcer le reste du pays à accepter un nouvel accord constitutionnel, mais l’entente de Charlottetown a également échoué.
Lapierre n’a pas voulu se présenter devant l’électorat sous les couleurs du Bloc. Jacques Parizeau présentait l’élection fédérale d’octobre 1993 comme la première période d’une partie dont la troisième, après une victoire du PQ, serait un autre référendum, mais le député de Shefford a préféré observer la partie de la galerie de presse. Soit il se sentait incapable de participer à la rupture du Canada, et il n’aurait jamais dû aller au Bloc, soit il préférait ne pas se mouiller. S’il avait combattu dans le camp du Oui, toute l’amitié de Paul Martin n’aurait pas suffi à assurer sa réintégration au PLC en 2004.
Depuis deux jours, on a vanté avec raison les talents de communicateur et de vulgarisateur uniques de Jean Lapierre, sa connaissance intime du milieu politique, son ardeur au travail, sa simplicité et sa générosité avec ses collègues. Il faut également lui savoir gré d’avoir intéressé à la politique des gens qui y seraient autrement demeurés indifférents.
Tous les chroniqueurs aimeraient bénéficier de son exceptionnel auditoire et de la grande affection que la population lui portait. Son statut très spécial n’en créait pas moins un malaise au sein de la profession. Lui-même ne se présentait pas comme un journaliste, mais simplement comme un commentateur. Il se sentait dès lors autorisé à mélanger les genres d’une manière interdite aux journalistes « normaux ».
Je n’en connais aucun autre qui a agi comme conseiller auprès d’entreprises aussi diverses qu’Onex, Loblaws, Imperial Tobacco, Cisco Systems Canada ou Rogers. Cela aurait immédiatement été perçu comme une situation de conflit d’intérêts inacceptable.
En 2012, l’ancien directeur des émissions d’affaires publiques de Radio-Canada, Pierre Sormany, avait été condamné à payer 22 000 $ à Lapierre pour avoir lancé sur Facebook qu’il conseillait aussi son « ami » Tony Accurso. La commission Charbonneau a cependant fait entendre l’enregistrement d’une conversation avec l’ancien président de la FTQ, Michel Arsenault, dans laquelle il évoquait le controversé entrepreneur avec une sollicitude tout amicale. Que ses auditeurs ne lui en aient pas tenu rigueur démontre à quel point ils lui faisaient confiance.
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