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samedi, décembre 03, 2016

Le crime de Fidel

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Publié le 03 décembre 2016 à 05h00 | Mis à jour à 05h00
« La grande faute de Fidel Castro est moins... (Photo Franklin Reyes, Associated Press)
« La grande faute de Fidel Castro est moins dans le maintien de l'oppression que dans le colossal échec économique de la révolution », juge Alain Dubuc.
PHOTO FRANKLIN REYES, ASSOCIATED PRESS
ALAIN DUBUC
La Presse
Comme c'est souvent le cas dans les dossiers internationaux, on s'est regardé le nombril. Au lieu de profiter du décès de Fidel Castro pour réfléchir aux leçons que l'on peut tirer de l'aventure cubaine, on a consacré beaucoup d'encre et de salive à un angle canadien, la déclaration trop élogieuse du premier ministre Justin Trudeau.
Notre premier ministre a certainement manqué de jugement en omettant, dans son hommage au Lider Maximo, de mentionner qu'il était à la tête d'une dictature. Un faux pas qui révèle ce que l'on savait déjà, la tendance du premier ministre à voir le côté positif des choses et des gens, le manque de finesse de ses analyses géopolitiques. Je suis cependant très mal à l'aise avec les critiques voulant que cette déclaration froisse Donald Trump. Jusqu'où faudrait-il épouser les méandres de la pensée de l'électron libre qui occupera bientôt la Maison-Blanche ?
Ce qui m'a frappé toutefois, c'est l'indignation à géométrie variable.
Il n'y a pas longtemps, en janvier 2015, le premier ministre Harper avait émis une déclaration tout aussi sans nuances à la mort d'un autre grand despote, le roi Abdallah d'Arabie saoudite, sans que cela fasse autant de vagues.
À chacun son dictateur.
J'ai écrit sur Cuba il n'y a pas longtemps, après la visite de Justin Trudeau. C'est un pays dont le cheminement unique impose une foule de pistes de réflexion. Que serait-il arrivé à Cuba s'il n'y avait pas eu de révolution castriste ? Si l'étau de la dictature communiste s'était desserré plus rapidement ? Comment le pays sera-t-il équipé pour profiter de la période de changement qui l'attend ?
Il est difficile de juger de l'histoire de ce pays, sans tenir compte du contexte dans lequel est survenue la révolution cubaine. D'abord le fait que les révolutionnaires dirigés par Fidel Castro visaient à renverser la dictature brutale et corrompue de Fulgencio Batista, soutenue par la mafia américaine. Ensuite, le fait que ces rebelles nationalistes, qui n'étaient pas communistes au départ, aient été poussés dans les bras de l'URSS en bonne partie par la réaction excessive des Américains qui ont combattu les castristes et soutenu les partisans du régime Batista.
Ce modèle a permis une grande réalisation, l'accélération des progrès sociaux. Le Commonwealth Fund, l'organisme international connu pour ses comparaisons des systèmes de santé, a rappelé cette semaine que le taux de mortalité infantile cubain, à 4,3 pour 1000 naissances, est inférieur aux 5,8 des États-Unis. L'espérance de vie, à 78,7 ans, se rapproche des 79,8 du géant américain. Les indicateurs de l'éducation sont par ailleurs du niveau des pays membres de l'OCDE.
C'est un succès remarquable. Mais à quel prix ?
Si, au bout de 20 ans, le régime s'était adouci, on aurait pu dire que la méthode dure, quand elle est temporaire, pouvait être un accélérateur de progrès.
Mais il est plus facile d'installer un régime communiste que d'en sortir. Fidel Castro a écrasé le pays avec un régime qui a emprisonné, muselé la dissidence, empêché la liberté de la presse pendant un demi-siècle. Cette dictature s'est adoucie depuis une décennie. La presse libre n'existe toujours pas, on compte encore un petit nombre de prisonniers politiques, mais le régime recourt plutôt à des arrestations de courte durée des dissidents dans un système de harcèlement et d'intimidation. Sans banaliser ces excès, on peut néanmoins dire que le sort d'un dissident cubain est préférable à celui d'un dissident chinois ou saoudien.
La grande faute de Fidel Castro est moins dans le maintien de cette oppression que dans le colossal échec économique de la révolution. Après avoir vivoté avec le soutien artificiel de l'URSS, l'économie cubaine s'est littéralement désintégrée avec l'effondrement du bloc soviétique. Ce qui est unique à Cuba, c'est que Fidel Castro s'est accroché au modèle d'économie planifiée abandonné partout ailleurs, même au Vietnam, et qu'encore aujourd'hui, les réformes de son successeur, son frère Raoul, sont d'une désolante timidité.
C'est là le grand crime de Fidel Castro. Cette orthodoxie économique a mené à une véritable catastrophe, qui ne s'explique pas seulement par l'embargo américain. Le peuple a eu faim parce que le régime est incapable de le nourrir, forcé de recourir à d'humiliants expédients pour combattre la misère. Les 1,5 million d'exilés cubains aux États-Unis sont presque tous des réfugiés économiques, qui ont parfois risqué leur vie pour fuir Cuba. Sans banaliser la répression politique, on peut dire que cet échec économique a fait beaucoup plus de ravages.
Mais tout n'est pas dit sur Cuba. Le pays a de solides atouts - l'éducation, une main-d'oeuvre très qualifiée, un certain sens de l'organisation, une fierté collective. On verra, dans les années qui viennent, jusqu'où ce potentiel permettra aux Cubains de se développer lorsque la société cubaine finira par se libérer. Et c'est à ce moment que l'on pourra faire le bilan complet de la révolution cubaine.