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dimanche, novembre 01, 2015

Le trafic humain existe au Québec, j’en suis la preuve vivante

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Aujourd’hui, Arielle Desabysses est adjointe­­ à la rédaction de documents pour une entreprise située à Montréal, et elle se passionne pour l’écriture.

Marie Poupart
MISE à JOUR 
Aujourd’hui, Arielle Desabysses est adjointe­­ à la rédaction de documents pour une entreprise située à Montréal, et elle se passionne pour l’écriture.  Arielle Desabysses est une survivante. À 14 ans, en rébellion contre l’autorité paternelle, elle fugue de la résidence familiale de Terrebonne sans savoir ce qui l’attend au détour. Hélas, elle a payé cher le prix de sa liberté.
Violée à répétition, battue, droguée, elle­­ est vite devenue une proie facile pour les prédateurs. Un cauchemar qui l’entraînera jusque dans un réseau de trafic humain: «Si je n’avais pas pu me sauver, je me serais retrouvée dans la cave sombre d’un homme immoral et violent, enchaînée, obligée d’assouvir ses pulsions sexuelles les plus déviantes. Peut-être même dans un bordel, enfermée dans une chambre puante, droguée, et à la merci de clients pervers», déclare la jeune femme aujourd’hui âgée de 26 ans.
Elle relate en détail sa descente aux enfers dans le livre 14 ans et portée disparue, publié aux Éditions de Montagne. Un récit qui donne froid dans le dos et qui prouve hors de tout doute que les réseaux­­ de trafic humain et l’esclavage sexuel des jeunes existent bel et bien au Québec.
Qu’est-ce qui vous a poussée à faire une fugue à l’âge de 14 ans?
La relation conflictuelle que nous avions, mon père et moi. À mon adolescence, je n’avais plus de liberté ou presque, ce qui provoquait des chicanes souvent intenses. Plus le temps avançait, plus on se chicanait pour des riens. En plus, il m’insultait... J’avais l’impression de ne plus avoir ma place au sein de la famille.
Une situation devenue intolérable pour vous?
Au point où j’ai même eu le réflexe de contacter la DPJ pour avoir de l’aide, mais on m’a fait comprendre qu’il y avait des dossiers beaucoup plus urgents que le mien à régler. Je voulais changer de vie, et je ne voyais aucune autre issue que de fuir la maison. Un matin de mars, j’ai feint d’aller à l’école et j’ai plutôt pris l’autobus pour me rendre au terminus Henri-Bourassa­­, à Montréal.
Dès cette première journée, vous avez payé très cher votre liberté?
À mon arrivée, j’ai vagabondé dans la ville. Épuisée d’avoir marché des heures, je me suis endormie sur le banc d’un parc, coin Pie-IX et Monselet, en pleine nuit, mais je me suis fait réveiller par un homme qui faisait du bruit en fouillant dans mon sac. Avec mon insouciance de l’époque, je l’ai remis à sa place. Résultat, il s’est jeté sur moi, puis avec l’homme qui l’accompagnait, ils m’ont tabassée et violée. Ce fut la première expérience sexuelle de ma vie.
À ce moment précis, vous n’avez pas eu le réflexe de demander de l’aide?
Non, car je vivais trop de honte. Je me disais que tout était de ma faute. J’ai continué à errer malgré mon œil au beurre noir et ma lèvre enflée. Il était très tôt le matin et, ne sachant toujours pas trop où aller, je me suis arrêtée pour fumer des cigarettes en fixant le néant.
Que s’est-il passé ensuite?
Un homme qui travaillait dans un salon de coiffure m’a aperçue et il s’est avancé vers moi pour me questionner. Je lui ai raconté la vérité, à savoir que je venais de fuguer de la maison en raison des conflits que je vivais avec mon père, et je me suis mise à pleurer. Il m’a offert de me faire une coloration capillaire, en me promettant qu’après son travail, on irait manger et que je pourrais me reposer chez lui. Alors j’ai accepté.
Mais tout n’a pas tourné comme vous l’auriez souhaité?
Chez lui, il m’a offert de l’alcool, et très rapidement, je me suis sentie affaiblie­­. La suite des événements est plutôt vague, mais je me suis retrouvée dans un lit, nue, écrasée sous son corps. En 48 heures, je m’étais fait violer par un troisième homme.
Après ce deuxième choc, vous n’avez toujours pas eu le réflexe d’appeler au secours ou même de rentrer à la maison?
Encore une fois, j’avais l’impression de mériter tout ce qui m’arrivait. J’ai compris beaucoup plus tard que j’avais une très faible estime de moi-même. J’étais une jeune fille brisée et je n’avais pas, à l’époque, la force de penser autrement.
Rapidement, vous avez goûté au monde de la consommation?
J’ai effectivement passé plus d’un mois dans un demi-sous-sol de la rue Langelier, à Montréal-Nord, à me geler en compagnie de plusieurs hommes qui n’avaient certes pas les meilleures des fréquentations. Mon quotidien se résumait à consommer de la coke, du crack, et parfois des drogues chimiques, à manger très peu, et à ne pas dormir ou presque. J’ai eu des relations sexuelles consentantes avec l’un d’entre eux, mais un autre m’a abusée alors que je dormais sur le sofa. Il m’a fait comprendre que j’avais des dettes de drogue envers eux.
Comment vous sentiez-vous à cette époque?
Amaigrie, nonchalante et insouciante. La terre aurait pu arrêter de tourner, ça ne m’aurait guère dérangée. On dirait que je n’avais plus les mêmes valeurs ou principes. Pour survivre, je m’efforçais de ne pas penser à ma famille, et je crois qu’au fond de moi, j’espérais mourir d’une overdose.
De fil en aiguille, vos fréquentations, qui avaient des liens avec des membres des gangs de rue, vous ont incitée à danser nue alors que vous n’aviez que 14 ans?
Je n’avais plus rien, plus de toit, de nourriture, de drogue, alors je me suis laissé tenter. Je travaillais dans des bars plutôt miteux en banlieue de Montréal. Je consommais toujours de la coke et du crack, et je buvais beaucoup d’alcool. Mes clients étaient de bons pères de famille, des hommes d’affaires, bref des personnes de tous les milieux qui se foutaient éperdument d’être avec une mineure ou avec une fille mal en point. Plus tard, mon souteneur m’a forcée à faire de la prostitution. Heureusement, ça n’a pas duré longtemps.
Et les abus sexuels ont continué?
C’est exact, y compris de la part de mon souteneur. J’ai même pensé que j’allais mourir à la suite d’un viol collectif. Cette fois-là, alors que je marchais dans la rue, un homme m’a interpellée pour m’inviter à une fête chez lui. Son visage m’était familier, il faut comprendre que la plupart de ces personnes étaient liées entre elles et affiliées à des gangs de rue, et j’ai accepté­­ l’invitation. Grave erreur­­, j’ai été battue et violée par cinq hommes durant la nuit, et ils m’ont jetée­­ à la rue par la suite.
Puis un jour, faisant confiance aux mauvaises personnes, une fois de plus, vous êtes victime d’un réseau de trafic d’êtres humains. Que s’est-il passé exactement?
J’étais désemparée, et je me disais qu’il n’y avait plus de place pour moi à Montréal, d’autant plus que j’étais recherchée­­ par la police. Une fille qui travaillait dans un McDonald m’a donné les coordonnées d’un homme qui pourrait soi-disant m’aider. Je l’ai contacté et il m’a proposé de me rendre en Ontario, précisément à Niagara Falls, là où je pourrais travailler. Il m’a dit qu’un chauffeur me conduirait là-bas, mais sans entrer dans tous les détails du livre­­, j’ai plutôt été kidnappée et je me suis retrouvée prisonnière avec six autres filles âgées de 11 à 15 ans, dans le sous-sol d’une maison à Rivière-des-Prairies. Un endroit sans fenêtre ni lumière à part le piètre éclairage d’une ampoule. Un lieu où il n’y avait rien d’autre que des seaux pour faire nos besoins­­. Nous étions toutes attachées­­ à des cordes, affaiblies, sous-alimentées, surveillées par des gardes qui nous violaient ou nous battaient si on avait le malheur de communiquer entre nous. Tous les jours, ils nous piquaient pour nous faire dormir. J’étais terrifiée...
Votre captivité a duré longtemps?
Environ dix jours. Si j’ai survécu et que j’ai réussi à m’enfuir, c’est que j’étais très motivée par l’idée de me sauver et de sauver la plus jeune des prisonnières qui n’avait que 11 ans. Un jour, alors qu’elle pleurait très fort, un garde est descendu la frapper, car elle ne voulait pas se taire. Je n’ai pas pu m’empêcher de le confronter, mais ça n’a pas pris de temps qu’il m’a mis la face contre terre et il m’a violée. Je savais que je devais profiter de l’occasion pour me sauver. Quand il a atteint l’orgasme, j’ai réussi à m’emparer de ses clefs, et je lui en ai planté une dans l’œil. Il s’est évanoui, et je me suis ensuite échappée avec la petite­­ fille.
C’est à partir de ce moment que votre vie a changé?
J’ai réussi à me défaire de leur emprise pour finalement retrouver un semblant de vie normale auprès de ma famille, mais non sans séquelles psychologiques qui font partie de ma vie aujourd’hui. Malheureusement, ça n’est pas le cas pour la petite fille. Lorsqu’ils se sont aperçus de notre fuite, ils ont tiré des coups de feu en notre direction. L’un des projectiles a touché sa jambe et elle s’est évanouie. Les hommes s’approchaient de plus en plus de nous, et je n’ai eu d’autre choix que de m’enfuir. Je suis convaincue qu’ils l’ont battue à mort et je ressens beaucoup de culpabilité de ne pas avoir réussi à la sauver.
Si vous n’aviez pas réussi à vous enfuir, où pensez-vous que vous vous seriez retrouvée?
Un des gardes m’avait dit qu’il allait tout faire pour me vendre au client le plus dégueulasse qui soit. Je suppose que cela voulait dire que je me serais retrouvée dans la cave sombre d’un homme immoral et violent, enchaînée, forcée de satisfaire toutes ses envies sexuelles les plus sadiques. Ou peut-être que je me serais retrouvée dans un bordel, enfermée dans une chambre puante, droguée et à la merci de clients pervers. Dans tous les cas, aujourd’hui, je serais probablement décédée, car l’espérance de vie moyenne des victimes de ce trafic est de cinq ans.
Votre histoire illustre que les réseaux de trafic humain existent bel et bien au Québec, et que les jeunes sont très recherchées en tant qu’esclaves sexuelles.
Ils existent et j’en suis la preuve vivante! Je sais pertinemment qu’on en parle peu, mais cela ne prouve, en aucun cas, que ce trafic ne fait pas partie des maux de notre société québécoise. Pour ne donner qu’un seul exemple, très récemment, la Gendarmerie royale du Canada, la police provinciale de l’Ontario, le FBI ainsi que des corps policiers locaux de tout le Canada ont démantelé un réseau de trafic humain : 200 arrestations et personnes accusées et 169 victimes libérées­­, dont des jeunes de 14 ans et moins. Je pense sérieusement­­ que cela est la preuve flagrante que la barbarie, dite d’outre-mer, touche également le Québec.
Que dites-vous à tous ces jeunes qui veulent fuguer?
La fugue est loin d’être une solution aux problèmes des jeunes. Il existe des organismes et des ressources qui peuvent leur venir en aide. Quant aux parents, ils doivent comprendre que la crise de l’adolescence est à prendre au sérieux. La douleur des jeunes nous semble parfois exagérée, mais elle est bien réelle. Il est essentiel de les écouter et d’être attentif­­ aux signaux de détresse. Plus les gens seront sensibilisés à ce problème, tant les parents que les adolescents ou n’importe quel autre citoyen, moins il y aura de fugues et, par le fait même, moins de victimes de l’esclavage­­ sexuel.
  • En 2014, les corps policiers canadiens ont reçu plus de 41 000 signalements d’enfants portés disparus.
  • 87 % ont été retrouvés dans les 7 premiers jours. Les jeunes âgés de 14 et 15 ans représentaient 43 % de ces signalements.
  • 80 % des disparitions sont attribuables à des fugues.
  • Novembre est le Mois de la prévention des fugues. Avec près de 4 300 signalements en 2014 au Québec, la fugue représente le motif de disparition le plus fréquent chez les adolescents.
Source : Enfant-Retour Québec www.enfant-retourquebec.ca