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dimanche, septembre 27, 2015

L’importance de dénoncer «les monstres»

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La comédienne Ingrid Falaise veut sensibiliser toutes les femmes


ISABELLE MAHER
MISE à JOUR 
La comédienne Ingrid Falaise publie Le monstre, un récit autobiographi­que sur la violence conjugale. «Oui, on peut s’en sortir. Aujourd’hui, je suis heureuse, forte et en vie. Et je me marie l’an prochain!» confie-t-elle.  Pendant plus de deux ans de sa vie, Ingrid Falaise a vécu sous l’emprise d’un conjoint violent. Séquestrée, violée et battue au point de frôler la mort, la comédienne publie Le Monstre, le douloureux récit de sa descente aux enfers.

Votre récit se déroule alors que vous avez entre 18 et 21 ans. C’est un livre très dur, à la limite du supportable. Pourquoi l’avoir écrit?
«Je l’ai fait pour toutes les petites filles, toutes les femmes, pour que je n’aie pas vécu ça pour rien. J’avais 18 ans, j’étais une petite fille. Si je peux en sauver une seule, j’aurai été utile. Je veux dénoncer et j’espère bien le faire.»
Jamais dans le récit vous ne mentionnez le nom de votre ex-conjoint et vous êtes très vague sur son pays d’origine situé en Afrique. Pourquoi?
«La violence conjugale n’a pas de pays, pas de religion, pas de sexe. Ça peut arriver à n’importe qui, n’importe où. Ce n’est pas une histoire de voile ou d’islam, c’est une histoire de violence conjugale. Les manipulateurs fonctionnent tous de la même façon, peu importe d’où ils viennent; on dirait qu’ils se consultent.»
Et comment fonctionnent-ils?
«Toutes les femmes peuvent tomber sous l’emprise d’un manipulateur. Ils séduisent, nous disent ce que l’on veut entendre, insidieusement, sournoisement ils nous prennent au piège, nous font perdre toute estime. Jamais je n’avais vu quelqu’un d’aussi beau, énigmatique, mystérieux. J’étais en état de peur constante.»
Vous décrivez le cycle de la violence et à quel point vous étiez sous l’emprise de cet homme.
«Oui, il était mon fix, ma drogue dure, il m’a affaiblie, fragilisée comme le gourou d’une secte. J’étais la prunelle de ses yeux, il me faisait sentir belle, unique, puis l’instant d’après il me cassait. Il m’isolait, parlait contre ma famille, méprisait mes parents. J’ai été violée, battue, séquestrée... c’est encore dur à dire et à écrire pour moi. J’en étais venue à souhaiter qu’il me frappe si fort que ça me donnerait l’élan pour le quitter.»
Vos parents ont beaucoup souffert et tenté de vous sortir des griffes de votre bourreau. Que peuvent faire les parents dans de telles situations?
«Mes parents ne pouvaient rien faire, je justifiais mon agresseur, je leur mentais, je les ai volés... Je ne me pardonne pas encore ce que je leur ai fait subir. Ma grand-mère me disait: tu veux retourner te faire battre? Un conseil aux parents: Couvrez vos enfants d’amour, soyez toujours là, les bras ouverts.»
Avec le recul, pouvez-vous dire ce qui aurait pu réussir à vous sauver?
«J’étais la seule qui pouvait s’en sortir. Mon instinct de survie m’a sauvée, je me suis choisie. Chacun a son chemin, chacun atteint son fond.»
Quel a été le déclic dans votre cas?
«Mon père. Il ne méritait pas ma mort. Un jour, je l’ai vu s’effondrer lorsque les détectives qu’il avait engagés lui ont appris que je refusais de quitter mon enfer, alors qu’il était venu me chercher. J’ai vu qu’il m’aimait, moi qui n’étais pas aimée de mon mari, moi qui ne m’aimais plus, ça m’a bouleversée.»
Votre agresseur s’est converti à l’islam et vous obligeait à porter le voile. Un jour, dans une mosquée, vous avez tenté de chercher de l’aide, racontez-nous la réaction d’une dame.
«Ouch! Ça m’a tellement blessée. Pour une fois que je cherchais de l’aide, je me confiais. Elle m’a dit: endure et respecte ton mari. Elle m’a détrui­te, je n’oublierai jamais son visage. Cela dit, j’ai eu un rapport magnifique avec l’islam, cette religion m’a apporté une paix à une période où je n’en avais pas.»
Vous êtes prudente sur les dispositions que vous avez prises contre celui que vous appelez M, craignez-vous des représailles de sa part?
«Disons que je me suis assurée qu’il ne pourra pas revenir au pays. Je n’ai pas envie qu’il rebondisse; je sais où il est, j’ai peur. S’il tombe sur mon livre, qu’il assume. Moi j’avais besoin de briser le silence, écrire m’a guérie. J’ai revécu la souffrance, la colère, les douleurs physiques, les cauchemars, mais ce fut un exutoire.»
Que souhaitez-vous que les gens retiennent de cette difficile expérience?
«Apprenez à détecter la violence et les manipulateurs. Si vous les rencontrez, prenez vos jambes à votre cou et courez. Je prépare en ce moment des conférences pour prévenir les jeunes dans les écoles de la violence conjugale. Il faut dénoncer.»
La comédienne Ingrid Falaise lancera sous peu Le monstre, le récit troublant de ses jeunes années passées sous le joug d’un homme violent et manipulateur. Voici des extraits révélateurs de son livre qui illustrent toute l’emprise qu’avait celui qu’elle désigne simplement sous la lettre M.
Un aller sans retour
Mars. Je n’en peux plus, je suis à bout de nerfs. Je fais deux appels outremer chaque jour de la semaine, à raison d’une heure par appel, et cela m’épuise. Mon M veut connaître en détail mes allées­­ et venues. Il ne supporte pas que je ne sois pas à ses côtés. Il devient fou à certains moments, me traitant de tous les noms, et, l’instant d’après, il redevient le prince charmant qui m’a ensorcelée.
Il a l’impression d’être en cage et me supplie de le rejoindre, car je suis SA femme et ce n’est pas normal que je ne sois pas près de lui. Il me faxe des lettres d’amour, toutes plus belles les unes que les autres, et je fais de même. Il m’envoie des lectures afin qu’Allah soit de mon côté et je me fais un devoir d’étudier le Coran afin d’en apprendre plus sur la religion de mon homme pour qu’il soit fier de moi [...].
Je cache à mes parents mes appels outremer et mon désir de retourner le rejoindre le plus rapidement possible. Double face. Devant ma famille, je laisse croire que je me concentre à nouveau sur mes études et sur l’école de théâtre; à lui, je raconte que je ne passerai pas mes auditions et qu’il a raison. Ce métier est effectivement celui d’une salope.
J’ai saboté mes auditions dans les grandes écoles. J’ai volé l’argent que mes parents avaient épargné depuis ma naissance pour mes études universitaires. Et je me suis acheté un billet pour repartir.
Cette nuit-là, j’ai fait ma valise et, en douce, je l’ai cachée dans le véhicule de mon père alors que mes parents dormaient. Le lendemain matin, comme d’habitude, je me suis levée, puis papa et moi sommes montés dans la voiture pour nous rendre à son lieu de travail. Depuis mon retour, je travaille à temps partiel pour sa compagnie.
Sur l’heure du midi, j’ai menti à mon père, lui demandant les clés de son véhicule, car j’avais oublié mon sac à main à l’intérieur. J’ai sorti ma valise de la voiture et je suis montée dans un bus menant à l’aéroport. Rien ne me fera flancher. Je suis droite, fière et personne ne pourra m’empêcher d’aller rejoindre mon M. Un taureau aux longs cheveux blonds, une tête de mule, c’est tout moi, je suis née en mai, je n’y peux rien.
Une fois les douanes passées et qu’aucun retour n’est possible, je prends le téléphone public, j’y enfonce une pièce de vingt-cinq cents et je compose le numéro de téléphone de mon père.
— Papa? dis-je alors que ma voix se casse. Je suis à l’aéroport et mon vol décolle dans moins d’une heure... Je pars.
Je n’oublierai jamais la voix de mon papa, qui est devenue instantanément toute petite et fragile.
— Sophie*... ne fais pas ça... Ce n’est pas vrai, Sophie, ma fille, mon amour, s’il te plaît. Attends, ne pars pas.
Les larmes coulent sur mon visage, mais j’ai fait mon choix. Et pour être certaine de ne pas me dégonfler, j’ai pris un billet aller seulement... Sans retour.
— Dis à maman que je l’aime et ne m’en veux pas. Je t’aime, papa.
Et j’ai raccroché.
J’ai quitté ma vie, ma famille, mes amis, mon moi. J’ai tout quitté pour l’homme que j’aime et, comme dans un film, l’avion a décollé et j’ai eu mal à mon âme.
 
Cauchemar
Dans l’appartement glacial de Montréal-Nord, je grelotte encore. Des vautours m’ont prise en otage. Une bande de rapaces traînasse chez nous, sous l’œil attentif de M.
Quand je rentre du boulot, ils sont tous là à squatter l’appartement que JE paie, à manger la bouffe que J’AI achetée et à flamber l’argent pour lequel J’AI durement travaillé. Parti en fumée, cet argent.
Le monstre en M devient plus grand que nature lorsqu’il consomme du pot, du haschisch ou du free base. Un ogre sans limites qui laisse des démons s’infiltrer et hanter ses tourments.
Dès que je passe la porte, M m’attrape par les cheveux au bas de ma nuque et, bestialement, il me traîne dans la chambre. La surprise est telle que ma réaction reste coincée en travers de ma gorge. Je n’ai pas le temps de me défendre ni de comprendre ce qui se trame.
Mon regard balaie l’appartement et je vois quatre hommes gelés et soûls, affalés à même le sol de la salle à manger, ensevelis sous des bouteilles de rhum, des boîtes de pizza vides, des sacs de croustilles, des canettes de bière et des cendriers pleins à craquer. Leurs yeux noirs, leur peau basanée et leurs sourires en coin m’effraient.
Je les connais à peine, car ils sont tous de nouvelles fréquentations de M; des connaissances du café où il passe parfois des journées entières, jouant aux cartes et fumant des clopes. Tremblement. Angoisse. Mon cœur veut sortir de ma poitrine tant il martèle contre mes os.
M me propulse sur notre lit de nouveaux mariés comme une ordure qu’on jette à la rue. Il me prend d’assaut comme une bête cruelle, insatiable de chair, prête à déchiqueter sa proie.
Ses yeux noirs ne sont plus les siens. Ses prunelles machiavéliques, diaboliques et perfides se trimbalent sur mon corps alors que, de ses mains, il déchire violemment mon chemisier. Il me tient le visage enfoncé dans le matelas alors qu’il me crache des mots qui charcutent mon âme.
— Kahba, sale pute, pétasse! À qui as-tu parlé aujourd’hui? Tu t’es trémoussée devant tes patrons, salope? Je vais te montrer le sort qu’on réserve à des kahbas comme toi.
Ces mots, ces images, ces moments font partie des cauchemars qui surgissent lorsque je m’assoupis, et que des soubresauts et d’intenses chaleurs font couler des sueurs froides sur mon corps.
Depuis ce jour, je dors toujours en boule. Ainsi, je me sens protégée des démons qui pourraient m’assaillir.
Un à un, ils viennent dans la chambre et violent mon corps, fracassent leurs peaux sur la mienne et salissent ma misère. Ils volent et meurtrissent ma vie. La musique joue fort de l’autre côté du mur et je m’évade sur les airs de Charles Aznavour.
Charles et moi partons dans un autre monde où les astres brillent et où je suis un ange parmi les étoiles. Après, ils quittent l’appartement. M aussi.
Je hurle, je saigne, je prie. J’ai des bleus sur mon corps et le blues dans l’âme. Je ne suis plus rien. Je n’ose pas me lever avant tard dans la nuit. Après m’être lavée en frottant doucement avec une débarbouillette chaque partie de mon corps, je m’endors sur une couverture propre dans un coin de la chambre. Je ne veux plus toucher à ce lit aussi sale que mon corps. J’ai dû m’évanouir, car c’est en sursaut que je me réveille, entendant les bruits des voisins ou provenant de l’extérieur.
J’appréhende le retour de M. Il revient au petit matin et s’effondre sur le matelas. Il ne m’adresse pas la parole pendant plusieurs jours. Jusqu’à ce qu’il me pardonne, me dit-il, de m’être laissé faire.
L’auteure a choisi de ne pas utiliser son nom pour raconter des passages trop difficiles de sa vie.