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mardi, juin 16, 2015

Chasser Harper à tout prix ?

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Stephen Harper, Triomphe, gala
PHOTO ARCHIVES / AGENCE QMI

Mathieu Bock-Coté
Notre époque invente des phobies à la douzaine. Ce vocabulaire est exaspérant au possible, mais tant qu’à le subir, aussi bien en faire usage de manière originale pour en nommer une nouvelle, qui dérègle l’esprit de bien des Québécois: la peur obsessive de Stephen Harper, qui en amène plusieurs à faire de son éviction aux prochaines élections leur priorité absolue. Harper, c’est le mal incarné. Harper bouffe les enfants. Harper, c’est le Taliban en chef d’un pays froid. Harper, c’est le superméchant qui ruine la réputation du Canada à travers la planète. C’est le pire pollueur de la terre et c’est un autocrate, en plus de cela. Je résume ici en quelques formules l’image du premier ministre du Canada au Québec. En un mot, depuis des années, Stephen Harper a été diabolisé.
Évidemment, le personnage est critiquable et son gouvernement l’est encore plus. Le Parti conservateur est aligné sur les exigences de l’Ouest canadien et le Québec est plus souvent qu’autrement désavantagé par les décisions d’Ottawa depuis 2006. On ajoutera que le mépris qu’a ce gouvernement pour le français est renversant. Un souverainiste dirait méchamment que c’est le prix à payer pour rester dans un pays qu’on ne contrôle pas. On ne peut pas consentir au lien canadien puis se désoler ensuite d’en subir les conséquences. Il y a des limites à l’incohérence. Vivre au Canada, c’est vivre dans un pays qui peut se passer de l’adhésion du Québec lorsque vient le temps de se choisir un gouvernement. Le fédéralisme, c’est à bien des égards une rationalisation de notre soumission dans un pays qui nie notre existence comme peuple fondateur et qui s’est déjà permis de nous imposer une constitution sans notre permission.
Mais à vouloir en finir à tout prix et au plus vite possible avec Stephen Harper, les Québécois ne risquent-ils pas d’oublier certains éléments dont ils devraient tenir compte dans leur analyse de la politique fédérale? Ces jours-ci, une question s’impose: pour qui voter s’il faut en finir avec Harper? Depuis 2011, les Québécois semblaient s’être décidés: le NPD serait le nouveau véhicule de leurs aspirations collectives à la chambre des communes. Sauf qu’en quatre ans, le NPD n’a jamais pris la peine de développer un discours un tant soit peu attentif aux intérêts du Québec. C’est à  bien des égards surprenant, surtout qu’il a bénéficié du vote nationaliste. Mais il n’est pas le seul à se montrer indifférent aux intérêts québécois. Ni le PLC, ni le PC n’ont développé une plate-forme spécifique pour le Québec. On ne se soucie plus de sa place dans la fédération. Convenons d’une chose : les Québécois eux-mêmes ne s’en soucient plus.
Les partis fédéraux entendent simplement gagner le Québec en misant sur leurs «valeurs» respectives. Le NPD dira qu’il représente mieux les valeurs progressistes des Québécois contre le gouvernement Harper qui les bafoue. Le PLC dira la même chose. Les conservateurs, eux, diront représenter les vraies valeurs des Québécois contre leurs propres élites médiatiques et culturelles qui trahiraient leurs préférences profondes. Ils se présenteront comme les gardiens de nos vraies valeurs, trop souvent étouffées par la rectitude politique. Au fond d’eux-mêmes, les Québécois seraient plus souvent en accord avec les conservateurs qu’on ne le dit. Il leur resterait seulement à le découvrir. En gros, chaque parti fédéral se présente comme le vecteur de nos valeurs, comme son meilleur traducteur politique.
Ce qui disparait à travers cela, ce sont les intérêts du Québec, à moins de les réduire à de simples préférences morales de gauche ou de droite dont on devrait tenir compte dans la construction du Canada. On ne pose plus la question d’un pouvoir québécois et on se contrefiche de ce qu’on appelait autrefois nos revendications historiques: on se contente de voir de quelle manière les valeurs qu’on nous prête, qu’elles soient de gauche ou de droite, nous permettront de construire un Canada qui nous ressemble. À bien des égards: c’est une nouveauté historique. Les Québécois savaient traditionnellement qu’ils étaient une minorité la fédération et défendaient conséquemment leurs droits nationaux. Ils savaient qu’ils n’étaient pas des Canadiens comme les autres et ils en tiraient quelques leçons.
Mais puisque le Québec contemporain se vit à l’écart de la question nationale et ne s’imagine plus subordonné d’aucune manière dans le Canada, il croit désormais pouvoir vivre la politique fédérale sur un registre «normal». Nous vivons une forme de souveraineté psychologique qui n’est pas adossée à la souveraineté politique. Nous ne croyons plus devoir nous soucier de notre place dans le Canada non plus que de l’autonomie du seul gouvernement contrôlé par une majorité de francophones. On trouve même des souverainistes «de gauche» pour dire qu’ils en ont assez de voter à Ottawa à partir de la question nationale. C’est comme s’ils voulaient, le temps d’une élection, du moins, se délivrer de leur nationalisme et adhérer à un progressisme pur.
À terme, cela nous coupe de la réalité. Les Québécois, à Ottawa, ont des priorités étrangement éthérées, très peu liées à leurs intérêts nationaux. Ils veulent sauver l’environnement, dénoncer la guerre, œuvrer pour la paix dans le monde, et ainsi de suite. C’est très bien. On ne peut pas être contre la vertu. Mais il est fascinant de voir à quel point ils peinent à identifier leurs intérêts spécifiques, particuliers, nationaux, que ce soit en matière environnementale, économique, internationale ou linguistique. Le Québec contemporain se définit de moins en moins comme une nation et de plus en plus comme une société et se complait dans une vision apolitique, ou dépolitisée, de son existence collective. Tôt ou tard, il en paiera le prix.
Si jamais le NPD devenait majoritaire à Ottawa et y parvenait grâce à l’appui du vote québécois, on pourrait dire que les Québécois auront contribué, de manière à tout le moins paradoxale, à la mise en place d’un des gouvernements les plus centralisateurs de l’histoire canadienne, qui entend étendre de manière radicale l’État fédéral, notamment en empiétant comme jamais sur les compétences provinciales, que ce soit en matière d’éducation ou d’affaires municipales. Faudrait-il s’en réjouir? Ne s’agirait-il pas d’une perte d’autonomie majeure pour le Québec et cela, à un moment où le gouvernement libéral à Québec semble condamner l’État québécois à l’impuissance et pratique le fédéralisme pur et pur?
Le retour de Gilles Duceppe a redonné politiquement vie au Bloc. Quels que soient nos désaccords avec ses idées ou avec sa manière d’avoir gouverné le Bloc pendant près de 15 ans, il faut convenir qu’il restaure la crédibilité de l’option souverainiste sur la scène fédérale. Il redonne un véhicule explicite au nationalisme et il rappelle que le Québec n’est pas qu’une province sur dix. On lui en veut de dire qu’il  appuiera le PC ou le NPD au choix, selon ce qu’ils offriront au Québec. C’est pourtant une attitude de bon sens élémentaire : le Québec ne gouvernera jamais le Canada et il est structurellement dans l’opposition. Avant d’être de gauche ou de droite, les partis fédéraux sont des partis canadiens, au service du Canada. Eux le savent, même si les Québécois ne le savent plus. La question que devraient se poser les Québécois est simple : de quelle manière défendre leurs intérêts devant un gouvernement qui inévitablement, leur échappera?
Le Bloc devra définir sa stratégie prochainement. Gilles Duceppe suivra-t-il la ligne orthodoxe définie ces derniers mois par Mario Beaulieu? Reviendra-t-il à sa stratégie classique de 2011? Quelle serait la position du Bloc si le prochain gouvernement fédéral était minoritaire? À quelles conditions l’appuierait-il ? Quelles seraient ses revendications? Tout cela est terriblement concret: cela forcera le Bloc à définir selon lui les termes les plus fondamentaux de l’intérêt national. À tout le moins, il a une vertu : il rappelle que le Québec a des intérêts fondamentaux que le régime de 1982 (ni même celui de 1867) ne peut satisfaire. On se demandera aussi : quel rôle se donnera le Bloc dans la stratégie souverainiste qui se dessine actuellement au Parti Québécois?
Si jamais la souveraineté est définitivement vaincue, un jour, il se peut que le nationalisme québécois doive s’investir à Ottawa, comme en d’autres temps, des nationalistes comme Marcel Masse s’y étaient investis. Ce serait alors une position de repli honorable. Mais pour l’instant, s’ils votent massivement pour le NPD sans que ce dernier n’ait même cherché à définir une plate-forme spécifique pour le Québec, ils neutralisent simplement leur nationalisme dans un parti qui en tire avantage sans rien donner en retour. On n’ira pas jusqu'à dire qu’il s’agit là d’un comportement politique suicidaire. On dira à tout le moins qu’il s’agit d’un comportement inconscient.